Le registre tragique dans Oedipe-roi

1. Définition du registre tragique

Registre littéraire (tonalité) caractéristique du genre de la tragédie. Associé à la souffrance et à la mort, mais aussi à la confrontation d’un personnage à un destin supérieur, le « fatum ». Faute originelle, passion coupable souvent induite par une malédiction. Situation sans issue, personnages tourmentés par de fortes passions, des dilemmes…
Aristote, La Poétique : « en éveillant la pitié et la terreur, [la tragédie] réalise la purgation de ce genre de passions. » Spectacle de passions coupables qu’on vit par procuration dans la tragédie et dont on se purge, on se débarrasse. Plaisir paradoxal de voir un personnage souffrir sans échappatoire puisque le spectateur connaît le mythe d’Oedipe et son tragique dénouement.

2. Malheurs et souffrances dans Oedipe roi

La peste dès le début de la pièce : fléau qui s’abat sur Thèbes. Stérilité des cultures, des bêtes, des femmes. // Stérilité de Mérope qui va recueillir l’enfant trouvé par Polype. Pb d’engendrement, question de la filiation au centre de la pièce. « une peste atroce qui fait de Thèbes un désert » // gros plans sur les corps putréfiés dans le film. Montage qui enchaîne le mariage d’Oedipe et Jocaste et la peste : souillure. Malheur dans le vocabulaire du prologue chez Sophocle / dans les corps torturés chez Pasolini.
La déchéance d’Oedipe : de roi glorieux il devient mendiant aveugle ; de bébé chéri il devient vieux et orphelin. Solitude progressive du personnage : roi entouré et choyé, époux et père de famille heureux, il se dispute avec Créon, Tirésias, il perd mm Jocaste et ses enfants. Près de sa mère aimante dans le prologue du film, Oedipe se retrouve seul dans le parc à la fin.
Geste de souffrance = leitmotiv, Oedipe mord le dos de sa main. Mise en scène du désespoir.
La violence dans Oedipe roi :
dans les récits : l’assassinat de Laïos « je tue tout le monde », la mort de Jocaste (les pieds qui se balancent dans la pièce et dans le film), la mutilation d’Oedipe « Rouge, le sang giclait de ses prunelles sur sa barbe… une grêle sanglante qui l’inondait »
représentée : Tirésias malmené par Oedipe dans la pièce, le bébé pendu au bâton dans le film, Oedipe aveugle à la fin des deux œuvres : recul des spectateurs.
Objectif : provoquer la terreur et la pitié pour favoriser la catharsis. Purgation des passions par l’élimination du bouc émissaire qui nous attriste et nous terrifie par ses malheurs sans limite, rejet du paria Oedipe qui endosse la responsabilité du malheur collectif.

3. L’ironie tragique

Cruauté des dieux : les victimes des malédictions sont impliquées à leur insu dans la réalisation du destin qu’ils leur ont tracé. Les dieux se jouent de l’ignorance des hommes.
En donnant l’ordre d’abandonner son fils au désert, Laïus entraîne son adoption par Polybe et donc sa propre perte.
En fuyant Corinthe pour échapper à l’oracle de Delphes, Oedipe se retrouve à Thèbes où il épouse sa mère.
En sauvant Thèbes de la Sphinx, Oedipe la condamne car la récompense en est la mariage avec Jocaste, sa mère.
En voulant sauver Thèbes, Oedipe se perd lui-mm, pris au piège de sa propre parole, puisqu’il a lui mm décidé l’exil du meurtrier de Laïos. En pressant Tiresias de lui révéler qui est le meurtrier il l’incite à parler alors que le devin voulait se taire, ce qui déclenche l’action.
L’enquête d’Oedipe pour sauver sa ville l’emmène dans une quête de ses origines « je ne veux plus ignorer le secret de ma naissance » ; le savoir va engendrer la découverte du malheur absolu.
A chaque fois que les personnages tentent d’éviter le malheur ou d’agir pour le bien, ils contribuent à la réalisation de ce qu’ils souhaitent empêcher.
Finalement grandeur d’Oedipe dans l’acceptation de ses malheurs : « Des malheurs comme les miens, nul autre ici bas n’est de taille à s’en voir chargé. » Il assume son châtiment, il va mm se l’approprier en en rajoutant (il se crève les yeux, subtilité non décidée par les dieux). « Nulle autre main que la mienne, malheureux que je suis, n’a déchiré mes yeux »
Double destination : des répliques à double sens pour le spectateur (ironie tragique) : Oedipe se sent impliqué dans la résolution du meurtre de Laïos « comme si c’était son père » (prologue), Jocaste trouve qu’Oedipe ressemble à Laïos.

4. Des instances supérieures

Les dieux chez Sophocle. Oedipe frappé d’une malédiction antérieure à sa naissance. Pas de questionnement sur les causes de l’acharnement des dieux dans la pièce.
Prédiction de Tiresias : « Car il sera aveugle, lui, dont les yeux sont ouverts ; il mendiera lui qui est dans l’opulence » = la fin. Les spectateurs connaissent le mythe. Tout est déjà écrit. Ce qui intéresse les spectateurs c’est la dramatisation de l’action, les tentatives forcément vaines du personnage pour échapper à un sort inéluctable.
Ordre divin supérieur à l’ordre humain. Hybris d’Oedipe punie. Mais les dieux n’interviennent qu’indirectement dans la pièce. La tragédie athénienne du Vème siècle s’éloigne progressivement des représentations divines antiques. Seuls les oracles et les hommes font vivre la parole des dieux (Oedipe reconnaît en Apollon l’auteur de ses malheurs).
Rôle du choeur : rappel de l’ordre divin + relais du public. « C’est un tel frisson qui me glace à ta vue » dit le choryphée face à Oedipe énucléé // réaction du spectateur qui doit se soumettre aux forces supérieures.

Le complexe d’Oedipe chez Pasolini.
Dieux moins importants dans le film. Oracle de Delphes ou Sphinx relèvent plus du folklore avec leurs masques exotiques et primitifs. Tragique lié plus à l’humain qu’au divin.
Structure du film : mythe encadré par le prologue et l’épilogue en Italie. Aspects autobiographiques. Boucle : plan dans le parc où le bébé était dans les bras de sa mère. Fusion originelle que le personnage tente de retrouver au bout de son errance. Chemin tracé.
Carton qui illustre Oedipe sur le chemin de Thèbes : « Où donc va ma jeunesse ? Où va ma vie ? » angoisse fondamentale du personnage d’Oedipe, mais aussi de Pasolini et du spectateur.
Où va-t-il ? Tuer son père et épouser sa mère, accomplir malgré lui, à son insu, le complexe d’Oedipe.
Aspects symboliques et poétiques supérieurs au réalisme du film. Faux raccords, désynchronisation sons / images dans le dialogue avec Tiresias, jeu des acteurs artificiel, utilisation des cartons, tout nous incite à penser qu’on doit avoir une autre lecture. Ecart entre le réel et sa représentation : « cinéma de poésie ». Pasolini : « la langue de la poésie est celle où l’on sent la caméra » Montage exhibé // registre tragique. Représentation fictive qui met en scène les questions fondamentales de l’Homme en prise au divin, au sens du monde, à la quête de son identité, à la mort…
Complexe d’Oedipe = fatalité interne constitutive de chaque être humain. Catharsis pour Pasolini : libération des tensions psychiques accumulées dans l’inconscient.

Conclusion

Le tragique dans Oedipe-roi = le malheur sans raison, la culpabilité sans crime. Affrontement de la liberté et de la fatalité, échec de la liberté dans les deux cas.